Diaspora

Les Travailleurs chinois en France durant la Première Guerre mondiale

Mar 24, 2024
AJCF

Ils sont venus dans un pays qu'ils ne connaissaient pas dans le but de participer à un conflit qui ne les concernait pas. Leur contribution à la Grande Guerre les a profondément attachés à leur pays d'accueil, la France. Ceux qui sont restés ont fait partie d'une des premières communautés chinoises de l'Hexagone.

Contexte :

L’immigration chinoise en France a vraiment commencé durant la Première Guerre mondiale, conflit qui opposa d’un côté les puissances européennes de la Triple-Entente que sont la France, le Royaume-Uni et la Russie, et celles de la Triple-Alliance représentée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.

Les hommes français étant envoyés sur le champ de bataille, il manquait de bras dans beaucoup de secteurs de l’industrie et de l’agriculture du pays. Pour faire face à ce manque de main-d'œuvre, la France recrutait dans un premier temps les femmes de l’Hexagone ainsi que ses sujets des colonies, avant de faire appel à des travailleurs étrangers.

Bien que neutre dans ce conflit, la jeune République de Chine avait répondu à ces demandes en incitant ses citoyens à participer à l’effort de guerre en Europe, dans l’espoir de contrer les visées expansionnistes du Japon en se rapprochant de la Triple-Entente.

La France et la Chine ont ainsi signé l’accord dit de Truptil-Huimin en 1916, du nom du lieutenant-colonel français et de l’entreprise chinoise s’occupant des recrutements de travailleurs pour que ces derniers puissent participer à l’effort de guerre dans l’Hexagone.

Mode de recrutement et provenance des travailleurs chinois :

Afin de respecter la neutralité de la République de Chine, les deux partis se sont mis d’accord en laissant le soin à des sociétés privées françaises et chinoises de recruter des volontaires, bien que le gouvernement chinois ainsi que le Ministère français de la Guerre et la Confédération Générale du Travail (CGT) avaient leur mot à dire dans les conditions de l’accord Truptil-Huimin. Le Royaume-Uni, de son côté, recrutait également des travailleurs en Chine pour les envoyer en France.

Les premiers travailleurs chinois furent recrutés la même année en 1916. La plupart étaient des paysans de condition modeste et venaient du Nord de la Chine. D’autres encore venaient de la côte orientale du pays, comme des villages de Qingtian et de Wenzhou de la province du Zhejiang. Du fait de l’instabilité politique de la République de Chine à cette époque, il était compliqué de recruter de la main-d'œuvre dans les provinces sécessionnistes du Sud.

Les travailleurs qui devaient partir en France étaient principalement recrutés dans les ports côtiers de Chine. Pour chaque personne recrutée, une avance lui était versée avant son départ, ainsi qu’une prime à sa famille. Les contrats étaient de cinq ans pour les recrutements par la France, et de trois ans par le Royaume-Uni. Ces travailleurs arrivaient ensuite à Marseille par bateau, avant d’être envoyés dans toute la France dans des camps spécialement affectés pour eux.

En tout, la France a recruté 38 000 hommes, dont 10 000 ont été confiés au corps expéditionnaire américain dans l’Hexagone. Le Royaume-Uni en a recruté 100 000. Ainsi, plus de 140 000 volontaires chinois ont été envoyés en France pour pallier la main-d'œuvre qui manquait.

La condition des travailleurs chinois et leurs missions :

Les Chinois recrutés par les sociétés françaises servaient principalement à soutenir l’effort de guerre en travaillant dans les secteurs agricole et industriel du Nord de la France et en région parisienne. Leurs missions étaient diverses et variées : ils pouvaient aussi bien travailler dans la construction d’infrastructures liées à l’effort de guerre comme les dépôts de munitions, les hôpitaux de campagne et les voies ferrées, et pouvaient également travailler comme ouvriers dans les poudreries, les arsenaux, comme manutentionnaires dans la charge des trains et des bâteaux, ainsi que dans l’entretien des routes.

Quant à ceux recrutés par les Britanniques, ils servaient principalement aux tâches logistiques sur les champs de bataille pour les nettoyer, les déminer et prendre en charge les dépouilles des soldats tombés au combat, mais ces activités avaient débuté bien après celles des travailleurs côté français. Les conditions de travail des Chinois recrutés par le Royaume-Uni étaient bien plus précaires et dangereuses que ceux qui travaillaient pour la France.

Ces travailleurs, qui habitaient dans des camps le temps de leur contrat, suivaient une discipline militaire même s’ils n’étaient pas qualifiés en tant que soldats dans les premiers temps de la Grande Guerre. Ils étaient escortés par des militaires français à chacun de leurs déplacements entre leurs lieux de travail et de repos pour ne pas être en contact avec la population civile. Concernant leur salaire, les travailleurs sous contrat français gagnaient dix fois moins qu’un ouvrier local de même condition, soit 1,5 franc par jour pour les ouvriers non qualifiés, et 6 francs par jour pour les qualifiés. Les salaires de ceux qui travaillaient pour les Britanniques étaient bien plus faibles, un ouvrier chinois non qualifié ne gagnant qu’1 franc par jour, et un qualifié 1,5 franc.

Une image peu élogieuse et une certaine distance culturelle :

L’opinion française était très mitigée sur l’image renvoyée par ces nouveaux venus. On les voyait tantôt d’un bon œil, car ils étaient vus comme disciplinés, plutôt dociles, et très efficaces à la tâche. C’est en tout cas ce que soulignent les médias de l’époque. Mais on avait aussi tendance à les voir d’un mauvais œil à cause des différents stéréotypes que la population française avait de la Chine et des Chinois depuis les guerres de l’opium et les débuts de la colonisation européenne en Asie orientale : on pouvait ainsi les considérer comme dangereux et barbares, sales et habitant des endroits insalubres. On les craignait même par leur nombre, l’imaginaire colonial du Péril Jaune étant encore sollicité dans ce genre d’élans xénophobes. Logiquement, on les voyait aussi comme des concurrents sur le marché du travail, la peur que ces étrangers puissent voler la place des travailleurs français après la guerre étant entretenue par la CGT ou certaines personnalités politiques de la Troisième République. À noter qu’il y avait de nombreux incidents entre les travailleurs chinois, les travailleurs étrangers et les locaux, ce qui démontre une certaine incompréhension entre ces différentes populations.

La distance culturelle était aussi un véritable casse-tête pour identifier et recenser ces ressortissants chinois par l’administration française : leurs noms étaient le plus souvent mal orthographiés, ainsi que les noms de leurs villes de naissance. L’identité et la provenance de ces travailleurs étaient donc mal connues des autorités, de cela en découlait une difficulté pour retracer le parcours de la plupart de ces Chinois qui sont venus en France, qui y ont travaillé, qui y ont déménagé ou qui y sont morts.

Entrée en guerre de la Chine contre l’Allemagne en 1917 :

Le statut de ces travailleurs a changé après l’entrée en guerre de la Chine contre l’Allemagne en 1917. La pression que mettait le Japon au gouvernement de Beiyang pour récupérer les concessions allemandes a poussé le pays à sortir de sa neutralité et à soutenir le camp de la Triple-Entente.

Après ce soutien chinois, le Royaume-Uni ne se sentait plus obligé de limiter les tâches des travailleurs chinois à des activités de soutien logistique, ils pouvaient alors servir dans l’armée britannique sur les champs de bataille. Plusieurs unités d’ouvriers chinois convertis en soldats ont ainsi été créées, certaines pour participer aux combats, d’autres pour creuser les tranchées, et d’autres pour effectuer diverses tâches en aval des champs de bataille durant les combats. Beaucoup de ces Chinois sont tombés du fait des bombardements du camp ennemi.

Rapatriement et fin du conflit :o

Après la guerre et la signature de l’armistice en 1918, la grande majorité de ces travailleurs chinois fut rapatriée, à l’exception de quelques 2 000 à 4 000 hommes qui sont restés en France, comme les malades, les blessés et les mutilés qui doivent encore se faire soigner sur le territoire. D’autres encore ont trouvé l’amour dans le pays et s’y sont mariés. Environ 2 000 de ces ressortissants chinois restés en France ont fini par trouver un emploi, principalement en région parisienne, puis en province.

Des cimetières, entretenus par les autorités britanniques, témoignent encore de la présence et de la participation de ces travailleurs chinois à la Première Guerre mondiale en France. De ces 140 000 volontaires qui sont venus travailler et combattre pour la France et le Royaume-Uni en Europe, environ 3 500 y auront laissé la vie.

Conclusion et influence de la venue des Chinois en France durant la Grande Guerre :

Cet épisode de l’immigration des Chinois en France est une première dans l’Histoire de la Chine, mais aussi dans celle de la France : c’est en effet la première fois que la Chine envoyait sur une courte période autant de ses ressortissants à l’étranger, et c’est la première fois que la France faisait appel à des individus venant de ce pays sur son territoire. C’est précisément à partir de cette époque que les bases de l’implantation de cette communauté dans l’Hexagone furent posées.

Cet événement sans précédent a d’ailleurs influencé le destin de la Chine. Beaucoup de d’étudiants sont venus en France après cette période dans le cadre du Mouvement Travail-Études, lancé par leurs compatriotes intellectuels et politiciens, afin de se former et d'apporter certaines connaissances des pays occidentaux en Chine. Parmi eux se trouvaient des personnalités d’envergure comme Deng Xiaoping ou Zhou Enlai, deux figures fondatrices du Parti Communiste chinois. C’est bien en France que ces personnages furent influencés par le marxisme et le communisme, idéologies qui n’étaient que peu présentes dans l’Empire du Milieu avant ces échanges culturels avec la France. Avec ces étudiants venus plus tardivement, les travailleurs chinois de la Première Guerre mondiale ont formé la première communauté chinoise de France et habitaient alors pour la plupart près de la Gare de Lyon et dans le quartier des Arts et Métiers.Bien que l’histoire de ces pionniers de la Grande Guerre a pu être vu par le pouvoir communiste chinois comme un énième épisode de l’exploitation de son peuple par les Occidentaux, cet évènement est de plus en plus étudié dans les milieux universitaires et intellectuels pour mieux comprendre les premières migrations en France des Chinois et les influences que les deux pays ont pu apporter à l’autre.

Sources 

China.org, 2021, “Sur les pas des jeunes Chinois du mouvement Travail-Études en France”, Consulté le 25 février 2024, http://french.china.org.cn/foreign/txt/2021-05/18/content_77505992.htm

Da Chen, 1923, Chinese Migrations, with Special Reference to Labor Conditions.

Dornel Laurent, 2014, “Les travailleurs chinois en France pendant la Grande Guerre”,, Hommes et Migrations.

Hernandez Nathalie, Riglet-Brucy Valentin, 2018, “Travailleurs chinois, les oubliés de 14-18”, Radio-France, Consulté le 25 février 2024, https://www.radiofrance.fr/franceinter/travailleurs-chinois-les-oublies-de-14-18-1801763

Li Zhipeng, 2018, “La diaspora entrepreneuriale Wenzhou en région parisienne : une diaspora parmi les diasporas chinoises", Migrations Société.

Videlier Philippe, 2012, Une immigration oubliée : les travailleurs chinois de la Grande Guerre, Les Travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, "Introduction, la Chine pendant la Première Guerre mondiale", Li Ma, 2012, Consulté le 25 février 2024, https://books.openedition.org/editionscnrs/16947?lang=fr

Yu-Sion Live, 1991, “Les travailleurs chinois et l’effort de guerre”,, Hommes et Migrations.

Filmographie 

Karim Houfaïd, 2014, Les Travailleurs chinois de la Grande Guerre.

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